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Cinquantenaire du premier congrès des écrivains et artistes noirs

Il y a cinquante ans se tenait à Paris, à la Sorbonne, le premier Congrès des écrivains et artistes noirs : un événement majeur dans l’histoire politique et culturelle du XXe siècle. À l’occasion de cet anniversaire, célébré par une série d’événements, la revue Présence Africaine réédite son compte rendu complet (1).

On ne peut que se réjouir de l’anniversaire de cet événement au retentissement considérable. Rappelons-en brièvement le contexte. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1947, le Sénégalais Alioune Diop fonde à Paris les éditions et la célèbre revue Présence Africaine, en collaboration avec Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Espace de réflexion et d’affirmation des cultures et valeurs de civilisation nègres, la revue joue rapidement un rôle crucial, non seulement dans la reconnaissance du mouvement de la Négritude mais aussi au sein d’un courant plus vaste d’affirmation des peuples colonisés.

En septembre 1956, Présence Africaine organise à Paris, à la Sorbonne, sans aucun soutien officiel ni étatique (!), le premier Congrès des écrivains et artistes noirs (2). Qualifié de « Bandoeng culturel », il réunit, dans une atmosphère à la fois effervescente et solennelle, une centaine d’éminents artistes et intellectuels (3) venus de toute l’Afrique, d’Europe, des S et de la Caraïbe (4) pour débattre de la « crise de la culture négro-africaine ».

 

« Bandoeng culturel »


Ce congrès s’inscrit dans la lignée des congrès panafricanistes organisés depuis le début du XXe siècle à Londres, New York, Bruxelles ou Manchester. Soutenu par de nombreuses personnalités européennes (Picasso qui en dessine l’affiche, André Gide, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Théodore Monod, Roger Bastide, Basil Davidson, Michel Leiris, George Padmore…), il marque le premier grand rendez-vous culturel international qui pose l’affirmation des identités singulières de chaque peuple comme la condition indispensable à toute décolonisation véritable.

À relire les différentes interventions des congressistes, on mesure certaines divergences de conception (notamment entre Senghor et Richard Wright au sujet de l’unicité controversée de la civilisation négro-africaine…) tout en étant frappé par l’érudition, le courage et la clairvoyance de leurs propos. Ainsi, Alioune Diop affirme-t-il dans son discours d’ouverture : « […] Ce qui est commun à toute la conscience humaine c’est le sentiment d’urgence grave et d’interdépendance dangereuse de certains problèmes. Ainsi la puissance atomique donne à la justice sociale, à la souveraineté nationale, à la concorde internationale, une acuité inouïe. Ainsi encore, nous sommes concernés par la culture mondiale, quel que soit le niveau de notre équipement moderne…

La culture devient, en effet, pour la politique, un redoutable moyen, d’action, en même temps qu’elle a l’ambition et la vocation d’inspirer la politique. […]

Il faut échapper à la tyrannie de l’État, à l’asservissement de l’argent ; à cette lâcheté qui nous conduirait à opposer un non massif à certaines formes de culture, comme si nous tenions la vérité entre nos mains. Croire que la culture a pour fin l’acquisition définitive de la vérité est d’une candeur dangereuse.

Car la culture n’est que l’effort vital par lequel chaque peuple, chaque homme, par ses expériences et aspirations, son travail et sa réflexion, reconstruisent un monde qui s’emplit de vie, de pensée et de passion, et apparaît plus assoiffé que jamais de justice, d’amour et de paix.

Il importe que la majeure partie de la famille humaine ne soit plus composée de sourds-muets enfermés dans leur univers, et confiés à la garde d’une minorité dont ils ignoreraient les problèmes, les œuvres, les intentions.

Il importe que les grands problèmes soient accessibles à toutes les consciences et que toutes les originalités culturelles soient accessibles à chacun…

Cela nous définit deux tâches primordiales, quant à nous :

1°) Faire accéder à l’audience du monde l’expression de nos cultures originales, dans la mesure où celles-ci traduisent la vie actuelle de nos peuples, et notre personnalité.

2°) Renvoyer à nos peuples l’image de leurs aspirations, de leurs expériences ou de leurs joies, éclairées par les épreuves, les joies et les espérances du monde.

Bref, faire de notre culture une puissance de libération et de solidarité, en même temps que le chant de notre intime personnalité »(5).

Les discours de Léopold Sédar Senghor (L’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine), Aimé Césaire (Culture et colonisation), Frantz Fanon (Racisme et culture) ou Cheikh Anta Diop (Apports et perspectives culturels de l’Afrique) sont tout aussi capitaux pour comprendre la portée à la fois culturelle et politique de cet événement. Devançant et appelant les indépendances africaines, il tente de jeter les bases des principes socioculturels de la décolonisation.

 

Une célébration très institutionnelle


À l’issue de ce premier congrès est fondée la Société africaine de culture (SAC). Elle a pour mission « d’unir par des liens de solidarité et d’amitié les hommes de culture du monde noir, de contribuer à la création des conditions nécessaires à l’épanouissement de leurs propres cultures » et de « coopérer au développement et à l’assainissement de la culture universelle ». C’est elle qui organisera, parmi d’autres événements, le Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs à Rome en 1959 puis trois festivals panafricains majeurs : le Premier festival mondial des arts nègres à Dakar en 1966, le Festival d’Alger en 1969 et celui de Lagos en 1977.

À l’occasion du cinquantenaire du premier Congrès, la Société africaine de culture devient la Communauté africaine de culture (CAC) désormais présidée par l’écrivain nigérian Walé Soyinka, prix Nobel de littérature. Cette structure renouvelée a co-organisé avec l’Université américaine de Harvard (Institut W. E. B. Du Bois pour la recherche africaine et africaine-américaine) l’événement phare de cet anniversaire : un important colloque sur l’héritage du premier Congrès qui s’est déroulé du 19 au 22 septembre dernier, à Paris, à la Sorbonne et au siège de l’Unesco(6).

À noter également dans le contexte de cet anniversaire et de l’année Senghor qui bientôt s’achève, une exposition ainsi qu’un colloque parisien consacrés au père de la Négritude (7). Enfin, on attend avec impatience la sortie du film documentaire de Bob Swaim Lumières noires consacré aux deux Congrès internationaux des écrivains et artistes noirs de 1956 et 1959 ainsi qu’au premier Festival mondial des Arts nègres de Dakar de 1966 (8). Écrit par Bob Swaim, Sébastien Danchin et Daniel Maximin, ce document exceptionnel qui mêle images d’archives et interviews actuelles ne se contente pas de retracer et contextualiser avec brio ces événements. Par leur mise en perspective, il engage aussi une réflexion très stimulante sur leur héritage et leur actualité, au regard des enjeux de la mondialisation.

En attendant que ce film sorte sur les écrans et en souhaitant qu’il bénéficie de la large diffusion qu’il mérite, lire ou relire le numéro spécial de Présence Africaine se révèle aussi captivant qu’indispensable. Un regret pointe toutefois : pourquoi la célébration de ce cinquantenaire s’est-elle tenue dans un cadre essentiellement institutionnel ? L’anniversaire de ce congrès ne méritait-il pas un retentissement davantage populaire ?

. Numéro spécial. Fac similé du numéro 8-9-10 de Présence Africaine (juin-novembre 1956) consacré au compte-rendu complet du congrès. 410 p., Éditions Présence Africaine, Paris, 2006.
2. Il se déroule du 19 au 22 septembre dans l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne.
3. Parmi les participants se trouvaient : G. Sekoto (Afrique du Sud), P. Tchibamba (Afrique équatoriale française), Abbé Mario P. Andrade, M. Lima (Angola), P. Blackman, G.Lamming (Barbade), Tibério (Brésil), Pasteur T. Ekollo, François Sengat Kuo, Benjamin Matip, Nyunaï, F. Oyono (Cameroun), A.R. Bolamba (Congo Belge), Bernard Dadié (Côte d’Ivoire), W. Carbonel (Cuba), N. Damz, Paulin Joachim, P. Hazoumé (Dahomey), H.M. Bond, M. Cook, J.A. Davis, W., J. Ivy Fontaine, Richard Wright (Etats-Unis d’Amérique), P. Mathieu, Moune de Rivel (Guadeloupe), J. Alexis, R.P. Bisanthe, René Depestre, A. Mangones, E.C. Paul, R. Piquion, J. Price-Mars, E. Saint-Lot (Haiti), Cédric Dover (Inde), M. James, J. Holness (Jamaïque), Andriantsilaniarivo, Jacques Rabemanjara, F.Ranaivo (Madagascar), L. Achille, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Edouard Glissant (Martinique), M. Dos Santos (Mozambique), B. Hama (Niger), B. Enwonwu, L..A. Fabunmi, M. Lasebikan, J. Vaughan (Nigéria), Mamadou Dia, C.A. Diop, David Diop, Diop O. Socé, A. Seck, L.S. Senghor, Bachir Touré, Abdoulaye Wade (Sénégal), D. Nicol (Sierra Leone), H. Bâ, A. Wahal (Soudan), F. Agblemagnon (Togo).
4. À noter : les absences de W. E. B. DuBois et Paul Robeson, tous deux Américains et interdits de visa.
5. p. 5-6. Numéro spécial. Fac similé du numéro 8-9-10 de Présence Africaine (juin-novembre 1956) consacré au compte-rendu complet du congrès. 410 p., EditionsPrésence Africaine, Paris, 2006.
6. Ce colloque placé sous le haut patronage de Koïchiro Matsuura (directeur général de l’Unesco), Abdou Diouf (secrétaire général de l’OIF), Aimé Césaire et Wole Soyinka a réuni des personnalités d’horizons divers tels Edouard Glissant, René Depestre, Henry Louis Gates, Amadou Mahtar M’Bow, Aminata Traoré… Pour plus d’information sur ce colloque, se reporter au site de l’Unesco : www.unesco.org
7. Du 21 septembre au 22 octobre 2006, la Bibliothèque Historique de la ville de Paris propose une exposition de livres d’artistes de renommée internationale ayant illustré l’œuvre poétique de Senghor. Le 9 octobre 2006, la Bibliothèque Nationale de France accueille le colloque « Senghor et les puissances de l’écriture ».
8. Pour plus d’informations sur ce film, rendez-vous sur le site : www.bobswaim.com

 

Source : Africultures

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