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L’art de la guerre selon Huawei

Le fondateur du groupe, Ren Zhengfei, a planifié son ascension comme un stratège militaire. Moins de trente ans après sa création, le discret équipementier chinois est devenu un géant avec lequel Apple et Samsung doivent désormais compter.

A l’échelle de l’empire Huawei, ce laboratoire d’une cinquantaine de salariés est infinitésimal, mais les recherches qui y sont menées en disent long sur l’ambition grandissante du colosse chinois de la tech. Bienvenue dans « l’Arche de Noé », qui doit permettre au groupe de faire face au tsunami de données que l’Internet des objets va engendrer. Un nom trouvé par le fondateur de Huawei, Ren Zhengfei, après avoir vu le film catastrophe « 2012 », où une partie de l’humanité embarque à bord d’immenses bateaux tandis qu’irruptions volcaniques et tremblements de terre mettent notre civilisation en péril. Loin de ce tumulte apocalyptique, le docteur Hang Li décrypte posément le champ de ses recherches : Big Data, intelligence artificielle, 5G… Les revenus d’après-demain du groupe sont explorés ici et maintenant. «  Il nous faut arriver à mixer la recherche fondamentale et l’application qui peut en être faite », note celui qui dirige ce laboratoire installé en plein coeur de Science Park, l’un des hubs technologiques de Hong Kong.

 

Dans son dos, les « slides » défilent. A plusieurs reprises, des phrases sont précédées par l’expression : «  Comme l’avait prédit notre fondateur Ren Zhengfei. » En plein milieu d’une explication, le docteur Hang Li digresse subitement pour confier à l’un de ses interlocuteurs qu’il est assis sur la même chaise que Ren Zhengfei, venu pour la première fois visiter cette « Arche de Noé » deux mois plus tôt. Ce sera l’unique moment de cette matinée de la fin octobre où le scientifique déviera un tantinet de son speech doctement débité.

C’est l’histoire de Shenzhen

Le fondateur de Huawei a beau avoir officiellement transmis les manettes à un triumvirat qui tourne tous les six mois, son aura et son ombre planent toujours dans chaque recoin du groupe et son nom revient religieusement dans la bouche de chaque salarié. Ayant cultivé un mutisme obtus à l’égard des médias jusqu’en 2013, Ren Zhengfei est moins connu en Occident que le charismatique patron d’Alibaba, Jack Ma, ou même que Lei Jun, le PDG de Xiaomi. Discret, le patron de Huawei vient de souffler ses 72 bougies et continue de cornaquer son entreprise, dont les desseins se font de moins en moins discrets.

«  Ici, nous fabriquons chaque jour les meilleurs produits de télécommunications. » La phrase est affichée, blanc sur rouge, sur une gigantesque banderole installée bien en évidence au-dessus d’une des chaînes de production de routeurs Huawei, situées au nord de Shenzhen. Pour se rendre dans cette usine, implantée aux côtés d’une dizaine d’autres où travaillent quelque 20.000 salariés, une heure de route est nécessaire depuis le centre de cette métropole du sud de la Chine. Sur le bord de l’autoroute on trouve quelques rizières, rares vestiges d’une époque pas si lointaine, mais qui ont presque l’air anachroniques dans le Shenzhen de 2016. En un peu plus de trente-cinq ans, ce port de pêche de 130.000 habitants s’est métamorphosé en mégalopole abritant une quinzaine de millions d’âmes, devenant le centre névralgique mondial du hardware et de l’Internet des objets.

Le boom de Shenzhen raconte à lui seul un pan de l’histoire de la Chine moderne. C’est aussi celle de Huawei. A la fin des années 1970, c’est ici que Deng Xiaoping, le père des réformes économiques chinoises, avait inauguré la première « zone économique spéciale », où de nombreux géants chinois ont pu croître dans un environnement économique plus favorable. Parmi eux : Huawei, qui possède son siège dans la métropole où la première pierre de cet empire a été posée par Ren Zhengfei en 1987.

Diplômé de l’institut d’ingénierie de la construction de l’université de Chongqing, le fondateur de Huawei a travaillé quelques années dans le génie civil, avant de rejoindre les rangs de l’Armée populaire de libération en 1973, en pleine Révolution culturelle. Il la quittera en 1983, à près de quarante ans déjà. Lecteur assidu du traité de stratégie militaire « De la guerre », du général prussien Carl von Clausewitz, bien avant d’intégrer l’armée, Ren Zhengfei aime à filer la métaphore du champ de bataille, même et surtout dans le business. «  Il remodèle les trois principes sur lesquels insistait le général Douglas MacArthur, lorsqu’il dirigeait l’Académie militaire de West Point,« Devoir, Honneur, Patrie » en « Devoir, Honneur, Affaires, Patrie ». Il fait imprimer ce slogan sur un énorme étendard qu’il suspend devant l’université Huawei [fondée en 1998, NDLR] », est-il raconté dans le livre « Huawei, une success story à la chinoise » (1).

A l’assaut du monde

Si cette parenthèse militaire a imprégné le fondateur du géant de la tech, elle continue aussi d’alimenter les inquiétudes à propos de ce groupe si discret. «  Il y a beaucoup de mystère et de non-dits sur la création de Huawei, ainsi qu’un gros manque de transparence quant aux liens avec l’Etat chinois et l’armée, avance un bon connaisseur des entreprises chinoises. En Chine, le secteur des télécommunications est considéré comme très sensible par les autorités qui n’auraient jamais laissé se développer ainsi une boîte dite privée. » Des accusations que le groupe réfute depuis des années et qui n’ont en rien empêché son expansion galopante. Spécialisé dans les réseaux de télécommunications, Huawei parvient d’abord à se faire une place en Chine en jouant des coudes avec ZTE, son concurrent historique.

Ses premiers pas en dehors de son marché domestique, l’entreprise les effectuera en Afrique, où elle pose un pied à la fin des années 1990. Une expédition qui a porté ses fruits : près de dix-sept ans plus tard, Huawei est en train d’installer environ 60 % des équipements réseaux 4G du continent. Dans la foulée, le groupe s’intéresse à l’Europe. « On a commencé à travailler avec eux en 2001-2002, rembobine Jacques Veyrat, alors patron de l’opérateur Neuf Telecom, absorbé depuis par SFR. Quand il a su que la signature était imminente, Serge Tchuruk [patron d’Alcatel de 1995 à 2007, NDLR] m’a appelé pour me dire que c’était embêtant. Mais mes équipes les trouvaient sérieux et étaient désireuses de travailler avec eux. »

Bien vite, les multiplexeurs ADSL de Huawei sont retenus par Free, l’espagnol Telefonica ou le britannique Fibernet. Mais, aux Etats-Unis, des barricades se dressent. En 2003, Cisco l’accuse de copie et les portes du marché américain se referment au nez du chinois. «  Huawei est encore insignifiant, il ne peut pas directement faire face à ses confrères. Nous devons donc faire profil bas […] et céder des territoires pour obtenir la paix », commentait, philosophe, Ren Zhengfei après ce conflit (2).

Prudent mais sûr de sa force

Mais patiemment, Huawei pousse ses pions, remonte la chaîne de valeur. «  Leur équipement n’était pas très sophistiqué au début, mais toujours de qualité. Puis ils sont allés de plus en plus vers le coeur de réseau », poursuit Jacques Veyrat. Un « entrisme » qui commence à préoccuper les autorités. A l’été 2012, le sénateur du Haut-Rhin, Jean-Marie Bockel, rend un rapport sur la cyberdéfense où il se prononce on ne peut plus clairement «  pour une interdiction totale sur le territoire européen des« routeurs de coeur de réseau » et autres équipements informatiques sensibles d’origine chinoise ». La raison ? «  Rien n’empêcherait […] un pays producteur de ce type d’équipements d’y placer un dispositif de surveillance. » Huawei et ZTE sont cités nommément et démentent. Pas plus déstabilisés que cela. « Nous ne pouvons pas lancer l’assaut sans nous préparer à rencontrer des problèmes, prophétisait Ren Zhengfei dès le milieu des années 1990. Nous devons nous démener sur les marchés étrangers pour apprendre à les connaître, former et entraîner nos troupes. »

La riposte ne tarde pas : Livre blanc sur la cybersécurité, pondu par John Suffolk (recruté par Huawei en 2011 alors qu’il était responsable de la sécurité informatique auprès du gouvernement britannique), interviews en série du président de Huawei France de l’époque, création d’une cellule chapeautée par le GCHQ (l’équivalent britannique de la NSA) pour faire certifier son matériel au Royaume-Uni… En parallèle, la société fait savoir, en septembre 2012, qu’elle va investir 2 milliards de dollars outre-Manche. Rebelote deux ans plus tard en France : le groupe annonce un investissement de 1,5 milliard d’euros, présenté à Manuel Valls par Ren Zhengfei en personne. «  Huawei a pigé comment on fonctionnait en Occident. Par rapport à un groupe comme ZTE, il s’est adossé à des esprits occidentaux et a su comprendre notre mentalité », juge, avec quatre ans de recul, Jean-Marie Bockel.

Poids lourd mondial, Huawei emploie aujourd’hui plus de 170.000 salariés, a généré 60 milliards de dollars de chiffre d’affaires l’an passé et ne se cantonne plus aux seules infrastructures réseaux. Longtemps inconnu du grand public, le discret géant est devenu le premier constructeur chinois à franchir la barre symbolique des 100 millions de smartphones vendus en 2015, et son reflet ne cesse de s’épaissir dans les rétroviseurs d’Apple et de Samsung. Dans le showroom de Huawei, à Shenzhen, 270 brevets sont affichés au mur, à l’abri dans des cadres, tels des diplômes bien en vue des visiteurs. Huawei revendique le dépôt de près de 40.000 brevets lors des vingt dernières années.

Ce ne sera pas de trop pour atteindre les objectifs fixés par Ren Zhengfei : devenir le numéro un mondial des smartphones et atteindre les 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires à l’horizon 2020. Sûr désormais de sa force, Huawei guerroie depuis quelques mois avec Samsung sur le terrain de la propriété intellectuelle. Une première pour un groupe chinois. «  Ce téléphone-là n’explose pas ! » a ainsi ironisé, début novembre, Richard Yu, le patron de la division terminaux, lors de la présentation de son dernier smartphone, le Mate 9. Une référence au « bad buzz » entourant le Galaxy Note 7 de Samsung. Le signe, peut-être, qu’un nouveau chapitre est en train de s’ouvrir. «  Lorsque le temps sera venu, il nous faudra attaquer », prévenait Ren Zhengfei au début des années 2000.

(1) De Yang Shaolong, traduit par Pierre de Lavaissière. Editions Nuvis.

(2) Toutes les citations de Ren Zhengfei sont extraites de « Huawei, une success story à la chinoise ».

Nicolas Richaud, Les Echos
A Hong Kong et Shenzhen

Source : Les Echos

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