Felwine Sarr : « L’urgence est de se réinventer avec nos héritages »
Felwine Sarr : C’était vraiment une urgence de mettre au monde Afrotopia, parce que j’ai eu le sentiment que le continent, en tant qu’entité symbolique, est, depuis plusieurs siècles, l’objet de discours pour la plupart initiés en dehors de son espace. Entre afroptimisme et afropessimisme, l’Afrique a été présentée à travers le ressenti des autres. De fait, lorsqu’on décortique ces discours, on se rend compte que le continent a très peu pris la parole pour dire ce qu’il pense de lui-même, de son devenir, de ses réalités. L’Afrique a été tellement réceptrice et consommatrice de discours qu’elle a fini par les faire siens. Ainsi, quand on écoute certains intellectuels, on réalise qu’ils sont une sorte de caisse de résonnance des débats en cours, lesquels ont été initiés depuis longtemps à partir de regards extérieurs.
Il m’a donc semblé urgent de remettre la pensée et la prospective au cœur des démarches sociétales. Le continent africain est dit en retard. On lui enjoint de se développer, de relever un certain nombre de défis, d’établir des démocraties. Le problème, c’est que, généralement, on lui propose d’être la photocopie ou le décalque d’aventures sociétales qui ont réussi ailleurs. Elle apparaît donc comme étant toujours à une certaine distance derrière des sociétés présentées comme idéales et situées en Europe ou en Amérique.
Discours de rattrapage, ce discours nie la singularité et la créativité des groupes sociaux africains. Il impose un prêt-à-porter sociétal. Cela ne veut pas dire qu’il faille refuser des valeurs universelles, nier des aventures réussies ou s’abstenir de s’inspirer d’autres sources. On le sait, toutes les grandes civilisations ont su intégrer de manière intelligente les mondes complémentaires qui s’offraient à elles, mais on ne peut pas refuser cette réalité que les réponses données par les hommes sont aussi différentes que les zones géographiques auxquelles ils appartiennent sont différentes. Ce qui me conduit à dire qu’il faut reposer les termes du débat.
Faut-il faire abstraction de toute la période du contact avec les Européens pour retrouver une forme de source ? Si oui, laquelle ?
Je pense qu’on ne trouvera pas la source et que, si tant est qu’il faille faire l’histoire à rebours, nous ne trouverons pas les chemins. L’urgence est de se réinventer avec nos héritages, avec les traces de ce qui nous reste, avec les synthèses qui ont été opérées. Il nous faut retrouver un nouvel élan à partir d’un nouveau sol. Point n’est besoin d’aller rechercher dans les brumes du passé ce qui a persisté dans notre histoire et qui est là en nous. Je ne crois pas qu’on ressuscitera une Afrique ancienne anté-coloniale qui nous attendrait avec ses victuailles. C’est à nous de la reconstruire intellectuellement avec les vestiges qui nous restent. Nous ne sommes pas sûrs qu’elle est ce que nous croyons qu’elle était. Mais on peut réarticuler, réinventer, recomposer.
Pour moi, l’identité est devant nous plus que derrière nous. La question la plus urgente est de savoir qui nous voulons devenir en termes d’individu et de société. Elle est de savoir quelles sont les valeurs que nous voulons mettre au cœur de notre projet sociétal. Une fois que nous les aurons identifiées, nous pourrons faire de nos héritages multiples un foyer ardent pour réarticuler cette aventure humaine avec un projet de monter en humanité. C’est une question qui pose une problématique locale, mais aussi globale, qui s’impose à tous et va au-delà des défis que le continent aurait à relever.
Le rapport au passé est important dans le sens où il nous ancre dans une histoire longue et complexe. Il règle des faux débats : toutes les thèses racistes, l’historicité du continent, l’anthropologie néocoloniale… De quoi nous ramener à la question fondamentale de savoir ce que nous voulons devenir et comment s’articule ce devenir-là. De fait, pour moi, cette question se trouve devant nous et pas derrière.
Comment décoloniser les esprits pour retrouver cette fraîcheur qui permet d’avoir de l’audace pour réinventer ?
C’est le projet que je me propose de réaliser. Le chantier est immense, car ces esprits-là (africains) sont sous influence depuis des siècles. Il y a certainement une entreprise de reconstruction psychique, mais aussi de l’estime de soi pour des individus et des sociétés qui ont été niés avec beaucoup de force et qui sont encore vulnérables. Le processus des indépendances dans les années 1960 a duré un temps autre que celui de la décolonisation qui est un processus de long terme. Ce qui a été institué en cinq siècles est difficile à déconstruire en 50, voire 60 ans. Il nous faut admettre la nécessité d’un certain temps de résilience et de reconstruction pour regagner l’estime de nous-mêmes, opérer un processus de décolonisation psychologique et mentale et finalement retrouver une fraîcheur et une liberté. Je pense que les historiens ont un travail à faire, les intellectuels, les artistes, les écrivains aussi. Il nous faut être conscients de la difficulté de l’épreuve pour mieux la prendre à bras-le-corps. Si nous la nions, nous perdrons du temps. Or c’est un travail qui doit être fait à travers nos univers, nos richesses, nos langues, nos imaginaires, en somme avec des outils de notre histoire singulière. Une fois de plus, et j’insiste là-dessus, car les raccourcis sont faciles, ce propos n’est pas de nier l’altérité, le bénéfice de la rencontre, mais il est d’avoir la liberté de garder ce qui nous nourrit et de rejeter ce qui ne nous nourrit pas.
Face à ce problème, au-delà de la volonté politique, il faudrait une volonté sociale, laquelle ne pourra pas faire l’économie d’une refondation de l’école. Qu’en pensez-vous ?
La refondation de l’école et de l’enseignement me paraît une étape fondamentale. Actuellement, la préoccupation majeure est de savoir quels sont les taux de scolarisation bruts, les taux d’efficacité externe de nos universités, quelle est l’efficience des systèmes productifs d’enseignement, mais peu de débats portent sur les contenus. Or les contenus sont fondamentaux. Il n’y a pas de grands débats sur les sciences exactes qui servent à organiser les sociétés de manière optimale. Les contenus des sciences dites humaines et sociales me semblent beaucoup plus singuliers et moins universalisables. Pour transformer nos sociétés, nous devons penser à ce que nous transmettons ou au type de citoyen ou d’individu que nous voulons dessiner en filigrane.
C’est un enjeu fondamental du fait que le continent est pris dans une dynamique démographique galopante. En 2050, les projections donnent à l’Afrique 2,5 milliards d’individus, soit un quart de la population de la planète. La population la plus importante de la tranche entre 15 et 45 ans sera africaine d’où la plus importante, ce qui rend fondamental le chantier de l’éducation, du capital humain et des contenus. D’où les questions : qu’est-ce que nous enseignons, qu’est-ce que nous transmettons en vue de quel type d’individu, pour quel type de société… ? Cela me semble donc le chantier le plus fondamental.
Et ce chantier, vous avez un schéma pour le mettre en place ?
Non, c’est une œuvre titanesque. Pour ce chantier, il faut un grand travail de réflexion de toute la communauté académique dans sa globalité. Il faut aussi un grand travail des sociétés civiles pour que les politiques le prennent à bras-le-corps et, sortant de la dictature des urgences, considèrent que c’est l’un des chantiers prioritaires de leur mission en se projetant dans les temps à venir qu’ils se doivent de préparer.
Source : Le Point