Intervention en Libye: les parlementaires britanniques sévères avec Cameron et Sarkozy
Un rapport publié mercredi revient sur la décision d’un engagement franco-britannique en Libye. Passage en revue des critiques adressées aux gouvernements de britanniques et français.
L’intervention franco-britannique de 2011 en Libye était-elle justifiée? Cinq ans après la révolution libyenne et la mort de Muammar al-Kadhafi, les élus de la Chambre des communes ont publié mercredi un rapport très sévère sur les conditions d’engagement de leur pays à l’époque. Ils reprochent à David Cameron, alors Premier ministre, d’être «le responsable final de l’échec du développement d’une stratégie cohérente en Libye»: le Royaume-Uni a en particulier «échoué à constater que la menace sur les civils était surévaluée» et à «identifier les factions islamistes radicales au sein de la rébellion», écrivent les députés. Les rapporteurs égratignent au passage le président français d’alors, Nicolas Sarkozy, et son ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, qui ont«accéléré le processus de la résolution 1973 [qui a permis l’intervention armée de la coalition, ndlr] en reconnaissant le Conseil national de transition [l’organe créé par les révolutionnaires] comme le gouvernement légitime de la Libye en mars 2011». Retour en détail sur les critiques des parlementaires britanniques.
1. Le rôle de Paris et les motivations de Nicolas Sarkozy
Le rapport consacre à la France six paragraphes, qui se concluent ainsi:«La France a mené la communauté internationale en poussant pour une intervention militaire en Libye en février et mars 2011. La stratégie britannique a suivi des décisions prises en France.» L’analyse des députés sur le rôle prépondérant de Paris repose en partie sur l’audition du professeur George Joffé, du King’s College, selon lequel «les décisions du président Sarkozy et de son administration ont été guidées par des exilés libyens ayant noué des liens avec l’establishment intellectuel français, qui ont poussé pour un vrai changement en Libye».L’engagement de Bernard-Henri Lévy, il est vrai, n’a été un secret pour personne à l’époque. Et le rôle moteur de Paris dans la crise libyenne avait été assumé par le gouvernement français.
L’autre source sur laquelle s’appuie le rapport est un document confidentiel, déclassifié par le Département d’Etat américain l’an dernier: il s’agit d’un mail envoyé par Sidney Blumenthal à Hillary Clinton le 2 avril 2011 (soit après le début de l’intervention française, le 19 mars). Ce conseiller non-officiel, proche des Clinton, a rédigé plusieurs mémos sur la Libye à destination de la chef de la diplomatie américaine. On y apprend que selon des «responsables du renseignement français», les plans de Nicolas Sarkozy sont guidés par la volonté de «remporter une plus grande part de la production pétrolière libyenne» ; «renforcer l’influence française en Afrique du Nord» ;«améliorer sa situation politique en France» ; «donner aux militaires français une opportunité de réaffirmer leur position internationale» et«répondre aux inquiétudes de ses conseillers sur l’objectif de Kadhafi de supplanter la France comme puissance dominante en Afrique francophone».
Un autre mémo déclassifié du même Sidney Blumenthal, daté du 8 mars 2012 et intitulé «la France et le Royaume-Uni derrière le soulèvement libyen», est pourtant jugé bien léger par la secrétaire d’Etat américaine.«C’est trop gros pour être vrai, qu’en penses-tu ?» demande-t-elle à son chef de cabinet, Jake Sullivan. «C’est clair. Je peux le faire suivre si tu veux, mais ça fait un peu théorie du complot», répond-il par retour de mail. L’échange est significatif: les analyses de Sidney Blumenthal sont considérées avec précaution par la diplomatie américaine. Moins par les auteurs du rapport britannique.
2. Le manque de preuves concernant la menace sur les civils
«Au-delà de sa rhétorique, l’hypothèse que Muammar al-Kadhafi aurait ordonné le massacre de civils à Benghazi n’était soutenue par aucune preuve», écrivent les parlementaires. Difficile pourtant d’oublier ce discours halluciné de plus d’une heure dans lequel, le 22 février 2011, le dictateur libyen promettait de «purger la Libye maison par maison» des«rats et des mercenaires», dans une «riposte semblable à Tiananmen».«Vu le passé de Kadhafi, la situation et sa capacité militaire, il aurait été risqué de parier que ses soldats entrent dans Benghazi en comportant comme des chatons. Beaucoup de gens allaient mourir»,commente l’ex-ministre des Affaires étrangères William Hague, lui aussi auditionné.
Mais les auteurs du rapport insistent: selon eux, la menace était«surévaluée». Pourtant, les envoyés spéciaux de plusieurs médias occidentaux – dont Libération -, en février 2011, décrivaient déjà les morgues se remplissant de révolutionnaires libyens et des traces d’exécutions sommaires. Les rapporteurs ne le contestent pas, mais ont un raisonnement étonnant: «Le régime de Kadhafi a repris les villes rebelles sans attaquer les civils début février 2011. Durant les combats à Misrata, l’hôpital a enregistré 257 personnes tuées, […] dont 22 femmes et 8 enfants. Les médecins libyens ont dit aux enquêteurs des Nations unies que les morgues de Tripoli contenaient 200 cadavres, dont deux de femmes. La disparité entre le nombre de femmes et d’hommes dans les victimes suggère que le régime de Kadhafi a ciblé les combattants masculins dans une guerre civile et n’a pas attaqué indistinctement les civils.»
Outre qu’épargner les femmes et les enfants ne suffit pas pour balayer la réalité d’une tuerie de civils, tous les observateurs, à l’époque, s’accordent pour dire que les manifestants, surtout ceux qui défiaient physiquement l’armée de Kadhafi, étaient en grande majorité des hommes, ce qui explique le bilan. Lorsque Alain Juppé déclare devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le 17 mars 2011, «la situation sur le terrain est plus alarmante que jamais, marquée par la violente reconquête des villes [par le régime]», il plaide pour le vote rapide de la résolution 1973 qui empêcherait l’avancée des kadhafistes sur Benghazi, d’après des éléments factuels que personne ne conteste. «Nous n’avons plus beaucoup de temps, c’est une question de jours, c’est peut-être une question d’heures», ajoute le ministre français des Affaires étrangères, qui obtiendra le feu vert onusien le jour même.
3. L’aveuglement sur la présence d’islamistes radicaux parmi les rebelles libyens
Un reproche est fait au gouvernement britannique de l’époque: la méconnaissance du terrain libyen en général et celui du rôle des militants islamistes radicaux en particulier. «La possibilité qu’ils tentent de bénéficier de la rébellion n’aurait pas dû être qu’une analyse rétrospective, attaque le rapport. Les connexions libyennes avec des groupes extrémistes internationaux étaient connues avant 2011, car beaucoup de Libyens avaient participé à l’insurrection en Irak et en Afghanistan avec Al-Qaeda.»
Le renseignement britannique aurait été largement pris de court, selon le rapport. Cependant, au vu de la complexité de la rébellion libyenne, il était extrêmement difficile, en 2011, de prédire qui allait profiter de la chute de Kadhafi. D’ailleurs dans l’exemple inverse, en Syrie, où Bachar al-Assad s’est accroché (et s’accroche toujours) au pouvoir, des groupes islamistes ont également émergé. C’est même en Irak et en Syrie que l’Etat islamique a posé les premières pierres de son califat.
4. Le mandat de l’ONU et l’après-Kadhafi
Le rapport rappelle que la résolution 1973 était destinée à protéger les civils. Or, l’intervention franco-britannique a vite «dérivé vers une stratégie de renversement du régime par des moyens militaires»,écrivent les députés. En laissant passer les armes du Golfe à destination des rebelles et en bombardant les centres de commandement militaires libyens, la coalition a en effet outrepassé son mandat.
Par ailleurs, la communauté internationale a totalement échoué à accompagner le pays après la chute du régime. «Nous reconnaissons que la désastreuse expérience après la guerre d’Irak a engendré une répugnance à imposer des solutions pour la Libye. Néanmoins, parce que le Royaume-Uni et la France ont mené l’intervention, il était de leur responsabilité d’aider à la reconstruction politique et économique, ce qui et devenu impossible à cause de l’insécurité sur le terrain.»
Les conclusions des parlementaires britanniques sont publiées deux mois après le dévastateur rapport Chilcot, fustigeant Tony Blair pour son engagement dans la guerre contre Saddam Hussein en 2003. Avec ce nouveau rapport, le traumatisme irakien – notamment sur les mensonges des dirigeants ayant conduit le pays à la guerre — semble rejaillir sur la Libye.
Source : Libération